Techniquement, tout ou presque est « assurable », mais c’est à la société de savoir jusqu’où les assureurs peuvent aller…

Partout, quels que soient le pays ou le régime économique, l’assurance se développe et son chiffre d’affaires augmente plus vite que le PIB. Au-delà de la volonté des assureurs de voir leurs entreprises se développer, l’enrichissement des sociétés et le vieillissement des populations sont des facteurs objectifs favorables à la croissance du secteur. Plus une société est riche et vieille, plus elle a de biens à protéger, et plus elle a peur de l’incertitude.

La demande des entreprises industrielles, qui souhaitent transférer leurs risques à d’autres, est un facteur supplémentaire de croissance. Enfin, les états eux-mêmes cherchent à se « défausser » de certains risques sur les assureurs, afin d’alléger le coût de l’état providence dont le maintien leur paraît au-dessus de leurs moyens.

Ainsi donc, la demande d’assurance est multiple dans ses formes et croissante dans son volume, mais peut-on pour autant tout assurer ?

Les bons auteurs expliquent que l’on peut assurer des « risques » et ils précisent qu’un risque assurable est un événement futur, aléatoire et dont la réalisation ne dépend pas de la seule volonté de l’assuré. Acceptons cette définition qui peut servir de fil conducteur à une réflexion.

Antériorité du risque

L’événement assurable doit être futur. En d’autres termes, l’accord entre l’assureur et l’assuré, qui se matérialise par un contrat et le paiement d’une prime (du latin primus, l’étymologie est significative), doit intervenir avant que ne se produise l’événement assuré. Cela paraît aller de soi, mais cette évidence technique est parfois battue en brèche et les assureurs sont souvent invités à prendre en charge des événements passés.

En France, au début de l’affaire du sang contaminé, les assureurs qui garantissaient la responsabilité civile des établissements de transfusion sanguine ont indemnisé les victimes de ces centres jusqu’au plafond de la garantie prévue dans les contrats. Puis, une fois ce montant atteint, ils ont cessé de payer, le montant de leurs engagements étant épuisé. Pourtant, sans aucun fondement juridique et dans le seul but de satisfaire l’opinion, l’état a alors fait pression et les assureurs ont dû verser dix milliards de francs dans un fonds pour l’indemnisation des victimes.

Aujourd’hui, un problème de même nature se développe à propos de l’amiante. Au moment où ce produit a été installé et les victimes contaminées, l’amiante n’était pas considérée comme dangereuse. Les assureurs expliquent qu’ils ne doivent pas être appelés en garantie pour des risques qui, parce qu’ils n’étaient pas reconnus comme tels lors de la conclusion des contrats, n’étaient pas assurés. Par hypothèse, on ne peut calculer une prime qu’à partir d’une statistique d’événements déjà survenus que les actuaires doivent analyser et modéliser. Pour l’amiante, les sommes en jeu sont considérables, beaucoup plus élevées que pour l’affaire du sang contaminé : on parle de 24 milliards d’euros pour le seul marché britannique. Comme pour la précédente affaire, le principe de l’antériorité du risque est battu en brèche, car les assureurs sont l’archétype de ces deep pockets dans lesquelles les états préfèrent puiser plutôt que de faire appel à leur propre budget.

Montant de la prime

Dès lors qu’un risque est futur et vraiment aléatoire, rien n’empêche de l’assurer, la seule limite étant la capacité de l’assuré potentiel à faire face à la prime demandée. On peut assurer l’infiniment petit, c’est-à-dire les événements aux conséquences financières modestes mais que le client préfère voir gérer par quelqu’un d’autre. Là, les services marketing ont largement joué leur rôle et l’exemple le plus illustratif est sans doute le développement des services d’assistance. Un contrat multirisque habitation moderne qui comporte une garantie assistance et une protection juridique permet à l’assuré de transférer à l’assureur toute une série de petits embêtements quotidiens qui, sans être des sinistres, au sens vrai du terme, sont plus commodément pris en charge par des spécialistes.

On peut aussi assurer l’infiniment grand. Le 11 septembre a montré que la communauté des assureurs était capable de payer, avec une soixantaine de milliards de dollars, les conséquences d’une gigantesque catastrophe. Devant la concentration géographique des richesses qui résulte de notre modèle de développement, les assureurs sont naturellement préoccupés par l’éventualité des très grandes catastrophes. Si l’on observe que les ouragans qui naissent dans les Caraïbes remontent chaque année un peu plus vers le nord de la côte est des états-Unis, on peut penser qu’un jour prochain, la ville de New York sera touchée. Les conséquences seront infiniment plus coûteuses que lorsqu’un ouragan de même intensité touche la Floride, où les précautions prises réduisent le coût de phénomènes qui, là-bas, sont habituels.

Indemniser l’infiniment grand

Les assureurs, les réassureurs qui, comme leur nom l’indique, sont les assureurs des assureurs, et les états travaillent ensemble à mettre sur pied des mécanismes qui permettent d’indemniser les victimes des plus grandes catastrophes. Installé en 1986, le régime des catastrophes naturelles est bien connu des lecteurs français et il existe des mécanismes comparables dans tous les pays développés. N’en déplaise aux libéraux tenants du « tout marché », ces mécanismes font toujours appel à l’état qui, comme gardien ultime de l’intérêt général, intervient en complément ou en appui des entreprises privées que sont les assureurs et les réassureurs, et dont l’intervention à pour limite la capacité de financement de leurs actionnaires.

Ainsi, pour peu que les mécanismes privés et publics coopèrent, tout est assurable et la formule bien connue selon laquelle « il n’y a pas de mauvais risques, il n’y a que des risques mal tarifés » traduit bien une réalité. Mais si l’on peut tout assurer à condition d’y mettre le prix, la vraie question n’est-elle pas de savoir si tout doit être assuré ?

Ne pas tout assurer

Une première réponse est simple. Les états interdisent d’assurer certaines activités et notamment celles qui sont « contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs ». On comprend qu’un trafiquant de drogue ne puisse assurer une cargaison de cannabis et que la loi précise que, si un meurtre a été commis par le bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie, le capital ne sera pas versé au meurtrier.

Au-delà de ces exemples un peu caricaturaux, l’actualité fournit d’autres circonstances où le problème se pose. Lors de la guerre du Liban, au moment où les groupes terroristes ont compris qu’ils pouvaient gagner de l’argent en capturant des cadres d’entreprises occidentales, le problème de l’assurance des rançons s’est posé. Techniquement, pas de problème, il suffisait de prévoir une prime suffisamment élevée pour tenir compte de la spécificité libanaise. Cependant, le gouvernement français de l’époque est intervenu pour inviter les assureurs à décliner ce genre de demande. Assurer les rançons constituerait une incitation au rapt, une sorte de pousse-au-crime pour les terroristes qui auraient la certitude d’être payés.

Plus récemment et sur un sujet moins dramatique, l’état est intervenu pour que les assureurs n’inventent pas un moyen de garantir les mauvais conducteurs contre les conséquences d’un retrait de permis. Si la loi interdit, au nom du principe évoqué plus haut, l’assurance des amendes pénales, certains assureurs avaient imaginé de fournir un chauffeur de remplacement si leur assuré se voyait retirer son permis. Le ministère a fait savoir aux assureurs que la mise en place d’une telle garantie ne lui paraissait pas opportune.

Sans multiplier les exemples, on peut citer aussi l’interdiction que les assureurs santé se sont imposée de ne pas garantir l’euro que chaque malade devra payer à partir de 2005 lors de tout acte médical.

Tous ces exemples illustrent la même idée selon laquelle la présence d’un mécanisme d’assurance est susceptible de favoriser l’existence même du risque. On retrouve ici la définition du risque assurable qui ne doit pas dépendre de la seule volonté de l’assuré. L’assurance rançon risque de diminuer la vigilance des entreprises et d’encourager les kidnappeurs, la certitude d’avoir un chauffeur diminue les inconvénients d’une suspension de permis, le remboursement de cet euro symbolique ne contribuerait pas à lutter contre la hausse des dépenses de santé. Les assureurs savent bien que, parfois, l’assurance crée le risque, et ils parlent alors, dans une mauvaise traduction de l’anglais, de « hasard moral ».

L’entreprise, un risque à part

Le troisième domaine dans lequel peut se poser la question de la légitimité de l’intervention de l’assureur est celui du risque d’entreprise. Depuis quelques années, les assureurs offrent à leurs clients industriels de garanties dites de bonne fin. L’assureur, non seulement garantit la valeur des éléments constitutifs d’une chaîne de montage, par exemple, mais il garantit aussi à l’installateur de cette chaîne que les volumes ou les qualités produites correspondront bien aux attentes du client final. Dans une logique comparable, les assurances des crédits à l’exportation ou les assurances prospection qui, les unes et les autres, bénéficient du soutien des pouvoirs publics, sont aussi des garanties de bonne fin. L’assureur compense les pertes subies par l’entreprise si la situation politique n’a pas permis que le projet prospère comme il était prévu. On est encore dans le domaine de l’assurance, ou du moins à sa limite. L’événement est futur, incertain et ne dépend pas seulement de la volonté de l’assuré. Aujourd’hui, les entreprises industrielles aimeraient convaincre les assureurs de franchir un pas supplémentaire, en leur faisant garantir le risque d’entreprise lui-même.

On voit bien l’intérêt des entreprises au développement de ce genre de couvertures. Il s’agit moins de diminuer la pression morale qui pèse sur les décideurs, que de rassurer les banquiers, frileux devant les innovations et toujours avides de garanties. On comprend aussi que les assureurs résistent, comme ils résistent quand l’état voudrait leur faire assumer les conséquences financières de décisions prises au nom du principe de précaution. L’état peut légitimement décider d’abattre un cheptel sain pour éviter la propagation d’une épidémie, mais il ne peut demander aux assureurs de rembourser les bêtes au titre de la garantie mortalité du bétail. Comme l’état doit assumer le coût de ses décisions, le conseil d’administration d’une entreprise doit supporter toutes les conséquences de ses décisions, dividendes accrus si la décision est judicieuse, pertes si l’affaire tourne mal.

Choix de société

L’assurabilité n’est donc pas un problème technique. On serait tenté de dire que ce n’est pas un problème d’assureurs, mais un choix de la société. C’est elle qui doit dire aux assureurs jusqu’où ils doivent aller pour atténuer les pertes des victimes, sans déresponsabiliser totalement les acteurs économiques. Une société où tout serait assuré courrait tout droit vers une déresponsabilisation totale. Les agents économiques n’y supporteraient plus les conséquences de leurs actes, mais ils consacreraient une part substantielle de leurs revenus à entretenir de multiples structures d’assurance, comme autant de machines à lisser les conséquences des échecs et des réussites qui font la vie des hommes comme des entreprises.


Jean Pierre Daniel. www.constructif.fr / N°10 - Février 2005

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