L’assurance télématique est apparue en Europe de l’Ouest il y a une vingtaine d’années. Ce concept recouvre différentes méthodes de tarification qui se déclinent sous leurs acronymes anglais : Pay as you drive ou PAYD ou Pay how you drive ou PHYD. L’idée sous-jacente à ces différentes approches est d’ajuster la prime d’assurance à l’issue du contrat, c’est-à-dire une fois que le risque est réalisé. On parle aussi d’assurance à l’usage, - Usage Based Insurance ou UBI – ce qui est peut-être plus explicite.
A ce jour ces techniques ne s’appliquent qu’à l’assurance automobile, sans doute parce que c’est le type de contrat le plus largement répandu, et celui dont la prime est la plus élevée, au moins en ce qui concerne l’assurance non-Vie des particuliers. Concrètement l’assuré au moment de la souscription paie une prime calculée selon les techniques traditionnelles, et l’assureur s’engage à lui restituer une partie de cette prime en cas de conduite vertueuse. L’approche n’est pas celle du bonus-malus car il y a une ristourne sur la prime déjà payée, et non un rabais sur la prime future. Et surtout le bonus-malus ne prend en compte que les accidents, alors que l’assurance à l’usage prend en considération l’ensemble du comportement du conducteur : Respect des limitations de vitesse, lieux et heures de circulation, usage du téléphone, durée de conduite sans pause etc...
Le montant de la ristourne varie selon les sociétés, mais la fourchette est de 30 à 50% de la prime payée, avec une gradation en fonction du caractère plus ou moins prudent du conducteur. Un point important : en cas de conduite jugée dangereuse, la prime initiale est un maximum qui n’est pas révisé à la hausse. Pour apprécier le comportement de l’assuré la première méthode utilisée, qui reste encore aujourd’hui dominante est d’installer un boitier GPS sur le véhicule. Ce « mouchard » transmet à l’assureur ou à un prestataire spécialisé les données de conduite du véhicule qui sont analysées grâce aux techniques de l’Intelligence Artificielle. Aujourd’hui beaucoup d’assureurs proposent d’installer une appli sur le téléphone de l’assuré et c’est ce téléphone qui transmet les données. D’autres techniques verront le jour dans le futur, notamment l’utilisation de la prise OBD qui se trouve désormais sur tous les véhicules neufs.
Le succès de ces méthodes de tarification est variable selon les pays. Si l’on s’en tient à l’Europe de l’Ouest, l’assurance à l’usage connait un réel succès au Royaume Uni et en Italie et un accueil beaucoup plus réservé en Espagne, au Benelux ou en France. L’Allemagne est dans une situation intermédiaire comme on le verra plus loin. Si l’on s’en tient à une approche de communication un peu basique ce concept d’assurance à l’usage devrait connaitre un succès spectaculaire. Quel assuré n’a pas rêvé de payer le « juste prix », celui qui correspond à son propre risque afin que sa prime ne serve pas à payer les dégâts causés par les chauffards ?
L’observation du marché montre que le succès n’est pas fulgurant et même plutôt décevant. Partout, mais avec des degrés divers selon les pays, les assurés sont réticents à transmettre leurs données de conduite à un tiers. La crainte que ces données d’excès de vitesse par exemple soient transmises par l’assureur à la police est certes un phantasme, mais un phantasme très installé. De manière plus large on observe beaucoup d’inquiétude chez les clients quand il s’agit de transmettre des données personnelles à une société d’assurance. On constate cependant une moindre réticence quand la société est une mutuelle qui bénéficie d’une meilleure image que les sociétés capitalistes.
Dans le même ordre d’idée l’installation d’un boitier GPS, communément appelée mouchard, est également jugée inquiétante par nombre d’assurés qui y voient une atteinte à leur vie privée. Il est vrai que ces dispositifs font qu’un tiers, société de service ou assureur, est susceptible de suivre les déplacements de l’assuré. Et beaucoup s’y opposent, alors même qu’ils n’ont rien à cacher. Inversement ce rôle de mouchard n’est pas étranger au succès des systèmes d’assurance télématique chez les gestionnaires de flottes de camions. L’entreprise peut savoir ce que font chacun de ses chauffeurs, où et quand ils prennent leurs moments de pause et le temps qu’ils consacrent à chaque livraison.
Le coût de l’installation de ces boitiers a longtemps constitué un frein au succès de cette modalité d’assurance. Selon les modèles et les entreprises le coût représentait quelques centaines d’euros, ce qui n’est pas négligeable si on le compare au prix d’un contrat d’assurance auto. Les sociétés ont bien compris le poids de ce frein, et aujourd’hui soit l’entreprise assume l’installation du boitier noire, soit elle propose un système qui repose sur le téléphone du client avec une appli gratuite. C’est la raison pour laquelle le recours au téléphone est de plus en plus répandu. A cette dimension économique, il faut ajouter que recourir au téléphone permet automatiquement de détecter les moments où le conducteur se sert de son téléphone quand il est au volant. Cette cause de distraction impacte très négativement les algorithmes qui permettent d’évaluer le rabais à consentir éventuellement au client.
Au-delà de ces facteurs objectifs, le principal frein au développement de l’assurance à l’usage réside dans le niveau de la prime moyenne observé dans chaque marché. On l’a dit, selon les sociétés la part de prime rétrocédée au client en cas de bonne conduite varie entre 30 et 50% de la prime initiale. Un premier obstacle réside dans le fait que les assurés ignorent sur quels critères le rabais sera ou non consenti et pour quel pourcentage de la prime. Dans la meilleure des hypothèses les sociétés indiquent les critères pris en compte, vitesse, lieu de circulation, freinage etc… mais elles ne précisent pas le poids de chaque critère dans l’algorithme utilisé. Les clients n’ont pas toujours une absolue confiance dans la probité de la société d’assurance. Il y a là un facteur d’incertitude qu’il est difficile de lever.
L’autre obstacle lié au prix est majeur : c’est le niveau même de la prime. Dans des pays comme la France ou l’Espagne où la prime moyenne oscille entre 400 et 500 €, un rabais de 30 à 50% représente entre 100 et 150 €, ce qui parait bien peu aux regards des contraintes que l’assurance télématique fait peser sur le client. Pour gagner - peut être et sur des critères que l’assuré ne connait pas - 100 ou 150 € l’assuré est-il disposé à faire installer un boitier sur sa voiture ou à transformer son téléphone en mouchard ? Pour l’instant la réponse est souvent négative.
Enfin un des freins au développement de l’assurance télématique est la présence sur plusieurs marchés de « l’assurance aux kilomètres » que l’on range parfois, à tort, dans la catégorie de l’assurance à l’usage. Cette formule largement développée en France est particulièrement adaptée au second véhicule d’une famille ou aux véhicules des seniors qui roulent peu. Le contrat prévoit une prime permettant à l’assuré de parcourir une certaine distance, typiquement 7000 kilomètres dans l’année. Si l’assuré dépasse ce plafond, il paiera un complément de prime à l’assureur. En pratique la souscription et la gestion sont très simples : l’assuré se contente de déclarer à l’assureur les kilomètres parcourus dans l’année. Au moment d’un sinistre une simple lecture du compteur kilométrique de la voiture permet de vérifier l’exactitude des déclarations de l’assuré. Sur le marché français ce genre de contrat existe depuis plus de trente ans et enlève à l’assurance télématique la cible qu’auraient pu constituer les « petits rouleurs ».
A l’inverse au Royaume Uni où les primes moyennes sont plus élevées et aussi plus fluctuantes d’une année sur l’autre, les systèmes de Pay as you drive connaissent un réel succès. Les chiffres qui suivent proviennent des opérateurs eux-mêmes et non des autorités de contrôle, et doivent donc être interprétés avec circonspection. On parle au Royaume Uni de près de deux millions de contrats à comparer cependant aux 32,7 millions de véhicules particuliers immatriculés en Grande Bretagne. De manière surprenante, car le marché italien de l’assurance auto n’est pas réputé pour son sens de l’innovation, l’Italie est le pays d’Europe où l’assurance à l’usage est la plus largement répandue. Certes, comme au Royaume-Uni les primes moyennes sont élevées, mais surtout le gouvernement italien a vu dans l’installation des boitiers GPS un moyen de lutter contre les vols de voiture et les faux accidents. En 2017 une loi a rendu obligatoire l’installation de ces boitiers sur les véhicules neufs et a incité les assureurs à promouvoir cette forme d’assurance. On estime aujourd’hui que 4,3 millions de véhicules, soit 15% du parc, sont assurés selon ces modalités.
A l’inverse, dans la plupart des autres pays de l’Europe de l’Ouest, le développement de l’assurance à l’usage reste confidentiel. Au Benelux et en Suisse on parle de 10 à 20 000 polices, et en Espagne ou en France de 50 à 100 000 contrats à comparer aux 30 millions de véhicules particuliers qui circulent en Espagne et de 33 millions de voitures françaises.
Il reste le cas de l’Allemagne qui, avec 700 000 contrats d’assurance à l’usage constitue un cas particulier, avec une pénétration moins forte qu’au Royaume-Uni mais beaucoup plus importante qu’en France. L’explication semble résider dans le fait que le dirigeant d’une grande société allemande a décidé de faire de l’assurance télématique le principal produit auto de sa société. Il semble bien que les 700 000 souscripteurs allemands du Pay as you drive soient pour l’essentiel les clients de cette société.
En conclusion et sur un plan plus universitaire, on peut s’interroger sur la logique d’un modèle d’assurance qui repose sur l’idée que chaque assuré doit payer son « juste prix ». Si chacun - et ce sera bientôt possible grâce à l’Intelligence Artificielle - paie une prime correspondant exactement à son risque la notion de mutualisation sur laquelle repose l’assurance, disparait. Fini le monde dans lequel ceux qui ont de la chance paient pour ceux qui n’en n’ont pas. Dans un tel contexte l’assuré qui saura qu’il n'a pas de risque cessera de s’assurer quand celui qui représentera un risque ne trouvera plus d’assureur. L’assurance à l’usage, parce qu’elle fait payer la vraie prime après la réalisation du risque, porte en elle-même sa propre contradiction. Dans les pays où le marché de l’assurance automobile fonctionne correctement, les différentes modalités Pay as you drive ou Pay how you drive resteront des produits de niches. Ils répondront aux besoins des assurés novices qui, s'ils se comportent bien verront leur bonne conduite récompensée ou à ceux qui après avoir provoqué des accidents décideront de modifier leur comportement et d’adopter une conduite raisonnable.
Jean-Pierre Daniel
Septembre 2022
Ce texte est le résumé d’une conférence prononcée lors de la première réunion annuelle de l’Eastern European Risk and Insurance Association – EERIA - à Skopje en septembre 2022.